Bélinda Ibrahim

Liban, des mots entre les maux | Editions Riveneuve Continents 2009

En exil partout chez soi. [Marc Gendron] Extrait de Les espaces glissants

 

Entre amour et haine…

 

 

 

Mon adolescence a été marquée par la guerre civile qui a débuté le 13 avril 1975 et ravagé le Liban durant 15 ans. C'est sur cette toile de fond que ma vie s'est construite. Les traumatismes que cette guerre m'a infligés sont immenses et profonds. J'ai paradoxalement subi mes plus grandes frayeurs et pris les risques les plus insensés. À 19 ans, j'étais déjà journaliste exclusivement francophone et une graine d'auteur commençait à germer quelque part en moi. Si je dois résumer ma vie jusqu'à aujourd'hui, je dirais que je dois ma santé mentale et ma survie émotionnelle à ma plume. Écrire m'a certes aidée à me libérer mais plus que cela, ces dernières années, ma voix s'est jointe à d'autres voix de la société civile soucieuses de défendre une différence culturelle et une liberté de penser menacées par les adeptes de la pensée unique.

 

Vivre au Liban n'est pas une sinécure…

 

Ce pays dont on tombe si facilement amoureux est un leurre qui vous charme comme le chant des sirènes…mais comment le savoir avant d'avoir cédé à la séduction, succombé à la tentation, et tenté de vivre la romance ?

J'en parlerai donc comme on évoque une déception amoureuse, à la différence que lorsqu'un homme vous trahit répétitivement, vous le quittez alors qu'un pays c'est beaucoup plus complexe et si les compromis sont toujours de mise, les sacrifices sont d'une toute autre nature !

Je suis « entrée » en amour pour un pays que je pensais être unique au monde, un exemple de coexistence pluriconfessionnelle, celui que l'on surnommait avec fierté « la Suisse du Moyen-Orient », il s'est avéré être une mosaïque de communautés soudées par la haine et le rejet de l'autre et moi, en tant que citoyenne, un banal morceau d'un puzzle impossible à assembler, dans un jeu de construction biaisé dont les pièces sont viciées.

Je me suis mobilisée pour un État de droit, laïc et souverain, et j'ai découvert que le Liban ne pouvait vivre que sous tutelle, sous domination, les rênes de son pouvoir, depuis son indépendance, éternellement tenues par des amateurs de la politique totalement dépourvus de maturité.

J'ai rêvé d'une nation moderne qui serait un trait d'union entre l'Orient et l'Occident, entre le voile et le bikini, et j'ai réalisé que c'était une terre pétrie par le fanatisme, l'obscurantisme et le rejet de l'autre, surtout dans sa différence.

J'ai espéré qu'un jour ce pays tant « rêvé » se matérialiserait et que je serai témoin du moment historique qui le désignerait comme le modèle à suivre pour tous ceux qui l'entourent géographiquement, et j'ai vu mes illusions cruellement assassinées avec ceux- parmi mes amis- qui en portaient les promesses.

J'ai cru que le monde culturel auquel j'appartiens allait se déployer comme un éventail chamarré après le « Salon du Livre Francophone » en 2005 qui avait été un évènement phare et avait projeté Beyrouth à la 3ème place sur le podium du Salon Mondial Francophone après Paris et Montréal, et il y a eu la guerre de Juillet-Août 2006 avec une régression forcée et aucun Salon du Livre Francophone avant la timide initiative des libraires francophones libanais en 2008 ! J'ai alors compris que mon espace devenait de plus en plus exigu et que mon pays était tenté par le charme de courtisanes totalement à l'opposé de mes croyances et qu'il se transformait sournoisement en fossoyeur de ma liberté de pensée.

J'ai pensé que si on avait désigné Beyrouth comme « Capitale du Livre 2009 » la situation ne devait pas, tout compte fait, être si désespérée, mais les voix menaçantes qui s'élèvent au quotidien pour museler celles qui les dérangent ont vite fait de me détromper.

 

Alors j'ai voulu partir…

 

…munie de mon passeport français qui est le seul que j'utilise depuis quelques années après avoir décidé de ne pas renouveler le libanais pour le symbolisme qu'il représente : il me permet de vivre un peu « en touriste » française au Liban et de préserver ainsi mon capital émotionnel mis à rude épreuve au bout de la énième déception dont je n'ai pas encore fait le deuil. Le doute n'est plus permis : ma relation d'amour et de haine, d'appartenance et de rejet de mon pays s'inscrit dans le registre du passionnel. Partir, oui. M'éloigner de cette terre qui ne cesse de m'infliger des blessures. Cette fois-ci le départ ne sera pas une fuite dans l'attente de jours meilleurs. Il sera définitif. De sang-froid. Sans regrets. Sans remords. Sans états d'âmes. Un abandon nécessaire. De vieux chaussons dont on se déleste parce que leur puanteur est devenue asphyxiante ; qu'aucun détergent n'a jamais réussi à en venir à bout. Le Liban est éternellement voué à rester la scène-arène qui abritera tous les conflits partout dans le monde. C'est son signe du zodiaque et son ascendant qui l'affirment et nous ne pouvons rien contre les forces occultes et les faiseurs de destin. Je ne me sens capable que de faire une seule chose avec bonheur et sans douleur : quitter le Liban. Programmer, ranger, fermer et partir calmement. Pour de bon. Sans se retourner.

 

Mais…entre mes désirs et la réalité concrète et toute une vie à recommencer, il y a plus d' un monde.         

                                                                                                                    

En perte de repères, je suis rentrée au bout de quelques mois …

 

 

… mais pour cela aussi il a fallu tenter de me convaincre :

 

Que les couchers de soleil à Beyrouth étaient uniques au monde et que cette teinte fauve que prend son ciel avant de s'endormir dans la bleue méditerranée dépassait la magie des toiles impressionnistes.

Que l'odeur du jasmin au printemps aurait certainement inspiré une suite rêvée au chef-d'œuvre de Suskind : « Le Parfum II »

Que le Liban est le pays « du lait et du miel » et que, par conséquent, il ne pouvait offrir que de la douceur…

Que c'est un pays de services et qu'il fait bon y vivre, en tous cas c'est ce que les touristes répètent inlassablement !

Que la chaleur humaine est finalement indispensable à une orientale qui a grandi comme moi parmi les marées basses et les marées hautes, le regard toujours rivé sur l'étendue bleue. Et cet irrésistible appel de la mer… et de la terre mère.

Que le libanais parle avec les mains et qu'il s'emporte et est nostalgique. Il a incontestablement du cœur.

Que l'on raconte une blague sur l'origine de Jésus où, suite à une série d'investigations, on a la preuve irréfutable que Jésus était d'origine libanaise : à 33 ans, il vivait toujours chez ses parents, il a repris l'entreprise familiale, il prenait sa mère pour une vierge et celle-ci prenait son fils pour Dieu. Ce pays est divin !

Que moins d'une heure ne sépare la mer de la montagne. Aussi, selon la saison, il est possible de troquer sa combinaison de ski contre un maillot de bain…

Que le pays du Cèdre a vu naître l'alphabet et que c'est à lui que je dois le plaisir infini de pouvoir former mes mots…

 

…mais aussi et surtout…

 

…que ces mots-là que j'écris sont de plus en plus censurés et que j'ai de moins en moins la possibilité de mettre les points sur les i !

Que me baigner dans une mer hautement polluée ne me dit rien ; que cette mer-là abrite justement ces sirènes au chant trompeur…

Que le Liban est un pays d'assistanat qui n'aide pas les enfants à vivre une vraie séparation avec leurs parents et que le système féodal y règne en maitre, tout comme la succession de père en fils est devenue une loi appliquée dans tous les domaines de la vie et non plus une simple coutume qui fait sourire…

Que le libanais utilise également ses mains pour manier les armes et qu'il est toujours prêt à se battre, surtout pour les causes qui ne sont pas siennes…

Que la terre mère n'est pas nécessairement mon pays de naissance mais celui auquel je m'identifie culturellement, celui qui préserve ma liberté, celui qui protège mes valeurs, celui dont je n'ai pas à revendiquer l'appartenance puisqu'il m'a adoptée parmi les siens, celui où je me sens citoyenne à part entière et où mes droits sont valides…

Qu'un pays de services qui prône le « tourisme chirurgical esthétique » pour s'attirer un plus grand nombre de visiteurs durant les vacances d'été  (qui viendraient se faire opérer au Liban à des prix défiant toute concurrence !) et dont on fait la promotion dans un article titré « sea, scalpel and sun » est honteusement révélateur de l'importance accordée à l'apparence, au paraître et non pas au « parlêtre »* et montre la réalité libanaise camouflée sous une couche de vernis qui craquèle…

Que finalement ce pays de « fiel et d'amertume » m'a infligée beaucoup trop de blessures et peu de joies en contrepartie, et que cela ne changera pas…

Qu'il n'y aura jamais de suite au roman de Suskind, l'odeur des jasmins étant saisonnièrement étouffée par celle du soufre des seigneurs de la guerre.

Que les 46 couchers de soleil quotidiens que St Exupéry a offert au « Petit Prince » sont incomparables…

 

 

Alors je résiste pour vivre avec tout cela…

 

…au quotidien et en toute lucidité ! J'ai pris la décision de troquer ma loupe contre des lunettes solaires. Et tant que ma plume trouvera sa place dans les médias avec lesquels je collabore, je reste au Liban et je contribue ainsi activement à empêcher la fermeture de la fenêtre culturelle vers l'Occident.

Il y a évidemment les billets pulsionnels passionnés qui naissent au détour d'une pique ou d'une injustice qui me bouleverserait et qui constituent ma soupape de sécurité les moments où je me sens sur le point d'imploser. Mais aussi mes livres en chantier, avec des manuscrits achevés et d'autres qui attendent le bon timing…  C'est ainsi que je me vis pour l'instant, dans un équilibre fragile que je maintiens grâce à mon instinct de survie et à ma passion pour l'écriture, ayant renoncé à l'exil mais toujours habitée par la crainte de voir ressurgir les tourments de mon dilemme irrésolu…

 

* Contraction des mots « parler »et « être » initiée par le psychanalyste Jacques Lacan pour situer l'homme au moment de la parole.

 

 



19/05/2010
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